Centre de musique canadienne au Québec

27 avril 2010

Lettre ouverte de André Hamel à Jean-François Nadeau

Nous reproduisons, ci-bas, pour fin de discussion, la lettre ouverte d'André Hamel à Jean-François Nadeau, directeur adjoint de l’information culturelle au Journal Le Devoir


"Montréal le 26 avril 2010

Monsieur Jean-François Nadeau, directeur adjoint de l’information culturelle

Journal Le Devoir

Lettre ouverte

Cher Monsieur Nadeau

Je souhaite ici réagir à un article paru dans le Devoir le 22 avril dernier. Cette critique, sous la plume de Christophe Huss, portait sur le grand concert annuel du Nouvel Ensemble Moderne dirigé par Lorraine Vaillancourt. Bien des bêtises farcissent ce papier et chacune d’elles mériterait d’être relevée. Je m’attarderai cependant plus spécialement ici aux propos méprisants qu’il a tenus à propos de l’œuvre de Serge Garant. Je cite : « Circuit III de Garant, composition irrémédiablement estampillée «années 70» est aussi démodée que les pattes d'éléphant aux pantalons et les moquettes oranges. Ces incises sonores mathématiquement organisées sont à la musique ce que le pain sec est à la gastronomie. »

Pour ma part, bien que n’étant pas partisan inconditionnel de la pensée structuraliste qui animait Serge Garant et bien d’autres compositeurs à cette époque (non parmi les moindres), je sais en reconnaître l’apport et les bons coups. À ce propos, et malgré l’apparente austérité que l’on associe souvent à la grande rigueur qui caractérise ce type de démarche, il est clair, avec le recul, que ce courant nous a donné de grandes œuvres et souvent même des œuvres dont la sensualité et la charge émotive ont dépassées l’intention première et le discours théorique de leurs créateurs. On le sait, les structuralistes se défendaient d’accorder quelque importance que ce soit à l’expression des émotions (« cela n’a rien à faire avec mon travail » avait répondu Pierre Boulez à une dame qui lui posait une question en ce sens lors d’une conférence à Montréal en 1991). Malgré cela, les œuvres de plusieurs d’entre eux (y compris celles de Boulez) sont souvent empreintes d’une charge émotive qui, allez savoir, leur aura sans doute échappée. Après tout, ces compositeurs ne sont-ils pas des êtres de chair et de sang comme vous et moi ?

S’il est un compositeur dont le travail illustre de façon patente ce phénomène, c’est bien Serge Garant. Vivante et expressive, sa musique, à mon sens et malgré la facture qui la caractérise, n’a pas pris une ride. Elle était signifiante, elle l’est encore. Il suffit d’écouter.

Au delà des habiletés techniques d’un artiste quel qu’il soit, c’est quand celui-ci sait insuffler à sa création une grandeur qui transcende la technique qu’émergent les grandes œuvres. Circuit III de Serge Garant fait très certainement partie du lot.

Ce qui est démodé ici et carrément dépassé, au même titre que les pantalons éléphants et les moquettes oranges, c’est davantage le genre de commentaires que l’on entend de la part de ce journaliste réactionnaire à propos de la musique contemporaine et de la création musicale en général. Son acharnement à dénigrer dans vos pages tout ce qui s’éloigne un tant soit peu des formes et de l’articulation traditionnelle de la musique en témoigne.

Il est clair que Huss a un parti pris contre l’ensemble des esthétiques qui vont (et même, ont été) dans le sens d’un réel renouvellement du langage. Bien que ce monsieur ait droit à ses opinions, il devrait, cela étant, avoir l’honnêteté de s’abstenir de faire la critique des musiques nouvelles.

Je suis convaincu, cher Monsieur Nadeau que vous avez à cœur la justesse de l’évaluation des attributions que vous confiez à vos journalistes en regard des secteurs que vous leur demandez de couvrir. Ainsi, il serait surprenant que vous songiez confier la tournée des galeries d’art contemporain à quelconque individu n’accordant de valeur en art actuel qu’à la représentation picturale de paysages bucoliques ou de maisons canadiennes sous la neige. Pourtant, vous tolérez l’équivalent en affectant ce type à la couverture de tout un pan d’expression artistique qui, dans l’actualité de son expression, visiblement, lui donne de l’urticaire.

Mais ce qui est déplorable au premier chef dans son cas, c’est qu’on a nettement et trop souvent l’impression que ce que Huss affirme dans ses papiers, il avait déjà pensé l’écrire avant même d’assister au concert et d’entendre les œuvres. S’il ne s’agit toutefois que d’une impression, le parti pris affiché par Huss à l’encontre de la création musicale actuelle, lui, est par ailleurs notable et plus qu’évident.

Le compositeur américain Charles Ives, dans un court essai paru en 1933 (*) a dit la chose suivante : « quels que soient les défauts d’une musique, ce ne sont pas ceux que lui attribue un homme qui n’écoute pas ce qu’il entend »

(*) : Music and Its Future paru dans American Composers on American Music, H. Cowell, New York, 1933. Repris en français dans la revue Contrechamps, No 7, décembre 1986, éditions L’Age d’Homme."

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